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L’IA à l’hôpital : un fusil à un coup ou un plan stratégique ?

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08 Jul, 2025

Pascal Staccini1,2, Jean-François Carrasco1,2
1 Laboratoire de recherche RETINES, Université Côte d’Azur, FR
2 Cluster e-Santé, Telecom Valley, Sophia Antipolis, FR

Introduction

Depuis plusieurs années, la transformation numérique des établissements de santé s’appuie sur le schéma directeur du Système d’Information Hospitalier (SIH). Il s’agit d’un document cadre censé garantir la cohérence des investissements, la sécurité des flux de données et l’alignement des projets IT sur les objectifs cliniques. Parallèlement, l’intelligence artificielle progresse à grande vitesse, poussée par des initiatives publiques et par les retours d’expérience industriels. La question est de savoir si l’IA doit faire l’objet d’un schéma directeur spécifique ou s’inscrire comme un axe transversal du SIH. Pour répondre à cette question, nous structurerons notre réflexion en quatre temps : d’abord la comparaison des logiques d’intégration de l’IA en entreprise et en santé, ensuite l’opposition et les points de convergence entre gestion de la donnée et gestion de la connaissance dans un SIH, puis l’étude de la Gestion Électronique des Documents (GED) hospitalière à la lumière de l’IA générative, pour terminer sur les arguments pour et contre l’élaboration d’un schéma directeur IA hospitalier dédié.

I. Entreprise versus secteur de la santé : modèles d’intégration de l’IA

Dans le monde de l’entreprise, l’IA s’inscrit dans une culture « test & learn », orientée vers la productivité et mesurée par des indicateurs de retour sur investissement. Les données sont centralisées et structurées. Elles transitent par des pipelines standardisés et sont exploitées par des équipes « data » dédiées. À l’inverse, le secteur hospitalier privilégie la sécurité des patients et la personnalisation des traitements. Les données qu’il manipule sont hétérogènes, fragmentées entre différentes sources (prescriptions, images médicales, biologie médicale et données de suivi). Elles sont toutes soumises à des contraintes réglementaires strictes. La tolérance à l’erreur y est quasiment nulle : un pourcent d’imprécision ou d’incertitude en santé peut avoir des conséquences dramatiques. Par conséquent, les protocoles d’intégration de l’IA doivent inclure des phases de validation clinique rigoureuses, encadrées par des comités éthiques et des instances spécialisées. L’exportation directe du modèle industriel vers l’hôpital se heurte ainsi à la nécessité d’une démarche « fail safe » et à l’exigence d’une traçabilité totale et d’une explicabilité factuelle.

II. De la donnée à la connaissance : typologie de l’information dans un SIH

La rédaction d’un schéma directeur centré sur la donnée repose sur des méthodes éprouvées : inventaire des sources, qualité des flux, gouvernance RGPD et interopérabilité des référentiels. Toutefois, la gestion de la connaissance dépasse la simple cartographie des bases de données : elle suppose la formalisation de l’expertise tacite, l’organisation des retours d’expérience clinique et la modélisation de processus décisionnels évolutifs. Là où la donnée brute se prête à des traitements automatisés, la connaissance requiert un écosystème adaptatif capable d’intégrer les retours des praticiens, de recalibrer les modèles IA et de préserver le contexte des décisions thérapeutiques. L’absence de continuité entre ces deux dimensions expose l’établissement à la prolifération de silos informationnels, limitant la capacité des algorithmes à produire des inférences fiables et contextualisées.

III. GED hospitalière et IA générative : enjeux et risques

La Gestion Électronique des Documents (GED) en milieu hospitalier, historiquement orientée vers l’archivage et la traçabilité, est aujourd’hui bouleversée par l’arrivée de l’IA générative. Les promesses sont multiples : indexation intelligente, synthèse automatique de comptes rendus et traduction contextuelle des protocoles médicaux. Néanmoins, ces avancées s’accompagnent de risques majeurs : hallucinations factuelles, prolifération de versions non contrôlées et atteintes potentielles à la conformité réglementaire. Pour tirer pleinement parti de l’IA, la GED doit intégrer des mécanismes d’explicabilité, garantir la traçabilité des contenus générés et maintenir une boucle de validation humaine. C’est dans cette zone grise entre automatisation et responsabilité qu’émerge la figure du « knowledge scientist hospitalier », chargé de nettoyer les contenus, de superviser la qualité et d’assurer la gouvernance documentaire (en particulier les étapes de validation des contenus).

IV. Schéma directeur IA en hôpital : arguments pour et contre

Les partisans d’un schéma directeur hospitalier dédié à l’IA font valoir plusieurs atouts. D’abord, la spécificité des enjeux éthiques et réglementaires liés aux algorithmes nécessite des instances de gouvernance autonomes, distinctes de la gouvernance SIH classique. Ensuite, le cycle de vie des modèles IA, caractérisé par des phases de recalibrage fréquentes, s’inscrit mal dans le calendrier rigide des mises à jour des ERP hospitaliers. Enfin, l’alignement local avec les stratégies nationales et européennes justifie la création d’une feuille de route opérationnelle dédiée. À contrario, la fragmentation des gouvernances risque d’accroître les silos, de multiplier les redondances et de freiner l’intégration harmonieuse avec le SIH. De plus, un schéma IA trop technique pourrait se détacher des réalités cliniques et nuire à l’adhésion des acteurs terrain. Le défi consiste donc à trouver l’équilibre entre la liberté d’un plan IA spécialisé et la cohérence d’une gouvernance unifiée de la connaissance.

Photo créée par prompt sur OpenAI

Conclusion

La trajectoire de l’intégration de l’IA dans les soins s’est d’abord construite sur la comparaison avec l’entreprise, révélant les écarts de tolérance à l’erreur et de gouvernance des données. L’évolution vers la gestion de la connaissance a mis en lumière la complexité de formaliser l’expertise clinique et de garantir la fiabilité d’un apprentissage continu. L’apparition de l’IA générative dans la GED introduit un nouveau palier : celui de la responsabilité documentaire et de l’explicabilité. Face à ces défis, la question d’un schéma directeur IA en hôpital ne se résume pas à un choix binaire : il s’agit de concilier l’agilité du pilotage algorithmique (tant architectural que fonctionnel) et la vision systémique du savoir procédural métier, afin de maximiser l’impact clinique (décision augmentée) et de préserver la sécurité des patients (responsabilité factuelle).


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Pascal Staccini

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